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Cérémonie d'inauguration de la statue "Feiersteppler" de l'artiste Yvette Gastauer-Claire à la Banque centrale du Luxembourg
Intervention de M René Link, Chef du département «Monnaie Fiduciaire» à la Banque centrale du Luxembourg, à l'occasion de l'inauguration du monument «Feiersteppler», le vendredi 25 octobre 2002 dans le jardinet de la BCL.
Introduction
Nous inaugurons aujourd'hui un monument. Le mot monument vient du latin monere, se rappeler et monumentum, ce qui fait souvenir des choses passées. Aujourd'hui, le mot monument a deux sens d'après le Petit Robert: d'abord, il désigne un ouvrage d'architecture ou de sculpture destiné à perpétuer le souvenir de quelque chose. Cette oeuvre d'artiste sous forme d'une sculpture, nous allons dans quelques minutes la dévoiler. Mais le deuxième sens du mot monument désigne une oeuvre imposante dont le souvenir est digne de durer. Cette oeuvre imposante, nous l'avions tous tenue dans nos mains jusqu'au 28 février 2002: le franc. Ainsi nos pensées d'aujourd'hui tournent autour de deux monuments: le franc, fait monétaire historique et sa représentation sculpturale, fait artistique contemporain.
Dans l'histoire monétaire des peuples, nombreux sont les exemples où l'image monétaire a donné le nom à la monnaie: sur les Kreutzer il y avait une croix comme d'ailleurs aussi sur les cruzeiros. Sur les écus, il y avait un écusson. Le lewbulgare montre un lion. Le maple leaf canadien arbore une feuille d'érable. De même: l'origine de la désignation de la couronne britannique, danoise, norvégienne, suédoise et autres n'a plus besoin d'être expliquée plus en détail.
Et au Luxembourg, nous avons, dans cet ordre d'idées, notre cher et traditionnel Feiersteppler, l'image monétaire la plus populaire de l'histoire monétaire de notre pays que le public luxembourgeois avait dans ses mains et ses porte-monnaies de 1924 à 1991.
La situation générale au début des années 20 du XXe siècle
La première moitié des années 1920 du siècle dernier, période d'introduction du Feiersteppler est une époque-pivot dans notre histoire. La situation politique est caractérisée par une certaine stabilité après les turbulences consécutives à la première guerre mondiale: la droite est seule au pouvoir de 1921 à 1925, temps record après que les sept gouvernements précédents n'ont pas dépassé le cap d'une année et demie. L'association économique belgo-luxembourgeoise est en train de s'installer, non sans difficultés de départ.
La situation monétaire en cette époque est difficile: la Chambre de commerce fait remarquer à ce sujet dans son rapport sur l'année 1923: L'année 1923 est marquée par une tension extraordinaire de notre change dont l'acuité s'est toujours accentuée pour prendre dans les derniers mois le caractère d'une crise sans précédent. Le commentaire de la Chambre de commerce sur ce mouvement de descente du franc (qui était déjà le franc belgo-luxembourgeois) par rapport aux autres devises montre que les problèmes du franc de 1932 n'étaient pas différents des mêmes problèmes de l'euro en 2000 et 2001. Ecoutons encore la Chambre de commerce: Rien cependant dans la situation intrinsèque du marché et des affaires, ne justifie pareille fléchissement de notre devise. Un élément d'ordre psychologique, le manque de confiance, fausse la «valeur naturelle» du franc.
Quant aux circuits de paiement dans les années 20 du XXe siècle, on remarque aussi un certain parallélisme avec une situation d'aujourd'hui, en ce sens que la Chambre de commerce observe que le chèque postal ne réalise pas intégralement les principes qui se trouvent à la base de cette institution: d'éviter dans la mesure du possible les déplacements de fonds et des personnes. Ce qui, évidemment, se traduirait par une diminution du volume de la monnaie fiduciaire en circulation. Aujourd'hui, c'est la monnaie électronique qui a pour but d'éviter dans la mesure du possible les déplacements de fonds, mais les billets et les pièces semblent continuer de jouir de la préférence du public, comme le montrent les statistiques sur la circulation fiduciaire.
Le thème de la sidérurgie dans les années 20 du XXe siècle
La première pièce du type Feiersteppler fut mise en circulation en 1924. La première moitié des années 20 du XXe siècle est une période fascinante de notre histoire nationale. Elle est dominée par le thème de la sidérurgie qui, suite de la première guerre mondiale, est en train de passer des mains allemandes aux mains françaises et belges tout en préservant les intérêts luxembourgeois. Et la sidérurgie est dominée par un personnage hors du commun: Emile Mayrisch, ingénieur des mines, président de l'Arbed. Des idées en avance sur son temps ne manquent pas à Mayrisch: il veut construire des barrages sur l'Our et la Sûre, qui ne seront réalisés que 40 ans plus tard. Il veut construire une usine maritime à Gand: là encore, il faut attendre 40 ans avant que SIDMAR (Sidérurgie maritime) ne voit le jour. Il crée la société COLUMETA qui ouvre à la sidérurgie luxembourgeoise la porte du Brésil. En 1926, Emile Mayrisch fait signer à Bruxelles l'acte constitutif d'une association dont il devint le premier président, l' Entente internationale de l'Acier,manifestement un précurseur de la CECA, dans le but d'éviter une concurrence anarchique et la surproduction. Il travaille inlassablement, en utilisant ses nombreuses et importantes relations, au rapprochement de la France et de l'Allemagne. Poursuivant plus loin dans cette idée, il nourrit la vision d'une Europe unifiée.
Est-il étonnant que dans un tel contexte, une nouvelle pièce de monnaie, une pièce qui est destinée à inaugurer une nouvelle génération de monnaies dans notre système métallique, soit dédiée à cette industrie au passé déjà si riche et si porteuse d'avenir pour notre pays. C'est d'ailleurs la toute première fois que la sidérurgie reçoit de tels honneurs sur une pièce de monnaie luxembourgeoise, après que, il est vrai, l'industrie du fer figurait déjà comme image monétaire sur certains billets de la BIL et sur certains bons de caisse de l'Etat.
La pièce montre un ouvrier d'usine en train d'attiser le feu d'un haut fourneau, image emblématique de la Schmelz. Il n'est pas connu à partir de quand le public conférait à cette pièce le nom de Feiersteppler. Le catalogue «PRIFIX Monnaie» de Romain Probst, décrit le personnage représenté sur la pièce comme puddleur, mot indubitablement anglais, mais qui a l'honneur de figurer dans le Petit Robert. En métallurgie, le puddlage consiste en l'affinement de la fonte moyennant oxydation de la fonte liquide par brassage avec une scorie ferrugineuse dans un four à réverbère.
L'apparition des pièces du type «Feiersteppler»
Voilà donc, très brièvement, un tableau rapide du paysage dans lequel le Feiersteppler entrait en 1924 sous la forme d'une pièce de 1 franc et d'une pièce de 2 francs. Le volume d'émission était de 1 million de pièces de chaque dénomination, ce qui fait donc une valeur totale de 3 millions de francs. Ceci entraînait une transformation fondamentale dans les circuits de paiement de l'époque: avant 1924, il n'y avait que des pièces métalliques de 5, 10 et 25 centimes. Pourquoi alors brusquement ces pièces d'une valeur beaucoup plus élevée? L'arrêté grand-ducal d'introduction indique que les Feiersteppler de 1924 avaient pour but le remplacement d'un montant égal de bons de caisse de 1 et de 2 francs, émis en 1918 et 1919 et démonétisés en 1925. Etait-ce l'effet de l'inflation? La valeur totale des 3 millions de francs sous forme métallique semble avoir été suffisante pour ce remplacement bien que la valeur totale des bons de caisse de mêmes dénominations se chiffrât à 6 millions. En tout cas, la première refrappe du Feiersteppler de 1 franc n'eut lieu qu'en 1928, celui de 2 francs ne fut jamais refrappé.
Mais n'y avait-il pas eu en cette période des pièces belges de 1 et de 2 francs? Pas tellement. Les pièces belges d'avant et pendant la guerre étaient démonétisées et les pièces belges de 1 franc en argent furent refondues immédiatement après l'armistice, leur valeur métallique ayant été très supérieure à leur valeur nominale. L'atelier monétaire de Bruxelles était fermé pendant la guerre 14-18 (sauf pour des pièces de centimes en zinc, ce métal n'étant pas utilisé dans l'industrie de guerre) et les activités ne reprirent qu'en 1922/23, probablement pour les besoins urgents belges, de sorte qu'il est permis d'admettre que seulement très peu de pièces ont trouvé le chemin du Luxembourg. Ceci est une supposition, car malheureusement, il n'y a pas de statistiques afférentes. Si on considère la production luxembourgeoise de pièces et de billets de faible valeur, on peut admettre qu'elles étaient suffisantes pour les premiers besoins de notre pays en ces temps, surtout que les signes monétaires émis depuis 1914 gardaient leur valeur légale jusqu'à la fin des années 20.
Les caractéristiques du type de monnaie «Feiersteppler»
La pièce du Feiersteppler est sous plusieurs points de vue une monnaie nouvelle dans le paysage numismatique de notre pays. En plus, cette petite surface, ce disque léger cache des curiosités insoupçonnées.
- Elle fut introduite par un arrêté grand-ducal signé par la Grande-Duchesse Charlotte au Château de Berg le 2 août 1924, date pas si anodine que cela car le 2 août 1924 était un samedi.
- En 1924, un million de pièces de 2 francs furent frappées. C'étaient des pièces grandes et lourdes: 27 mm de diamètre et 10 g de poids. Pour comparaison: la plus grande pièce actuelle (celle de 2 euros) a 25,75 mm de diamètre et un poids de 8,5 g. Cette pièce de 1924 est d'ailleurs la seule et unique pièce luxembourgeoise de la dénomination de 2 francs. La même année une pièce de 1 franc aux caractéristiques iconographiques absolument identiques, mais plus petite et plus légère fut frappée, également en 1 million d'exemplaires.
- Ces deux pièces du type Feiersteppler sont les premières frappées en nickel pur. Le grand avantage de ce nouveau métal par rapport aux métaux monétaires utilisés jusqu'alors est décrit de la façon suivante par le Conseil d'Etat dans son avis sur l'introduction du nickel. Ecoutons ce texte à la fois naturaliste et lyrique: Nos monnaies de bronze, couvertes de crasse et de vert de gris, dégageant des émanations malsaines, salissant les mains qui les reçoivent et présentant un poids et un volume énormes ne sauraient soutenir une comparaison avec les monnaies proprettes et légères en nickel.De nos jours, on entend des commentaires moins dithyrambiques sur l'utilisation du nickel dans nos monnaies. Le nickel a si longtemps connu les faveurs des monnayeurs pour des raisons évidentes: c'est un métal très dur, qui ne s'use pas et qui, très résistant à l'oxydation, garde pour ainsi dire toujours la fraîcheur de sa belle brillance métallique. Mais des voix se font entendre maintenant pour dénoncer le nickel comme allergène. En tout cas, les Luxembourgeois ont manipulé des pièces en nickel pur depuis 1924 et personne n'a jamais enregistré une plainte pour allergies provoquées par ce métal.
- Les premières monnaies de 1 et de 2 francs du type Feiersteppler présentent une autre caractéristique unique dans la numismatique luxembourgeoise. On peut lire sur l'avers de ces pièces les mots: Bon pour 1 franc et Bon pour 2 francs.Cette inscription, qui ne se retrouve sur aucun autre type de monnaie luxembourgeoise, est le signe d'une période révolue. Il y a deux explications à ce phénomène: d'abord, elle signifie que cette monnaie représente une monnaie en or ou en argent, donc de l'argent comptant sans limitation de force libératoire. En d'autres termes: nous sommes ici en présence de ce qu'on appelle en doctrine belge «un jeton-bon monétaire». Une explication plus proche de la réalité luxembourgeoise pour cette inscription mystérieuse est qu'elle est l'extériorisation du fait que la monnaie est destinée à remplacer des bons de caisse, donc du papier monnaie, ce qui fut réellement le cas en 1924. Or, si une telle pièce prend la place d'un signe monétaire en papier, l'idée ancienne fut que cette monnaie doit également adopter les caractéristiques juridiques d'un billet. Ce raisonnement est bien plus qu'une supposition théorique, mais peut s'appuyer sur un texte officiel: l'arrêté d'introduction de 1924 du Feiersteppler prend soin de mentionner que ces monnaies (je cite) ne sont pas sujettes à remboursement. Or, la suspension du remboursement (c.-à-d. de l'échange en or ou en argent, donc de l'échange en monnaie de paiement) est une caractéristique typique des bons de caisse. D'où, pour ce genre un peu spécial de pièces métalliques, la désignation parfois employée de billet métallique.
- L'image du Feiersteppler fut employée sur 5 types différents de monnaies luxembourgeoises, totalisant 29 millions d'exemplaires en circulation entre 1924 et 1991. Les trois premières émissions, les dénominations de 1 franc et de 2 francs de 1924 et celle de 50 centimes, furent frappées en nickel. Les deux autres, la pièce de 1 franc de 1946 et la même valeur de 1952, étaient des pièces de cupro-nickel. Tous ces 5 types furent produits dans les ateliers de la Monnaie Royale de Belgique à Bruxelles.
- Pour terminer, une question qui brûle sur toutes les lèvres: qui est le personnage du Feiersteppler? Une récente recherche par la journaliste Pia Hansel a pu fournir des indications intéressantes à ce sujet. Dans ou peu après la première guerre mondiale, Auguste Trémont a fait dans l'usine de Dudelange, sur commande de la direction, des croquis représentant des ouvriers de la Schmelz en train de travailler. Un de ces ouvriers avait la préférence de Trémont à cause de sa stature impressionnante et cet ouvrier fut un certain Mathias Gaasch de Dudelange, décédé en 1939. A ce qu'il paraît, les dessins de Trémont étaient connus du graveur de la monnaie de 1924, l'artiste belge Armand Bonnetain qui vécut de 1888 à 1973. D'ailleurs, une petite-fille de Mathias Gaasch vit encore aujourd'hui.
On le voit, à l'image des livres, il n'est pas faux de dire également des pièces de monnaie «Habent sua fata», elles ont leur histoire. Et maintenant, notre bon vieux franc n'est pas seulement un monument, mais il a aussi son monument, sous forme d'une sculpture représentant la plus célèbre de ses expressions: le « Feiersteppler».
L'artiste Yvette Gastauer-Claire
Le choix de l'artiste pour réaliser ce monument n'était pour la Banque pas laissé au hasard. Après que la réalisation artistique des pièces luxembourgeoises fut pendant des décennies entre les mains de Julien et Nina Lefèvre, véritables coryphées de l'art graphique monétaire de notre pays, la succession fut prise par Madame Yvette Gastauer-Claire dans cette discipline si difficile de la gravure de pièces de monnaie et de médailles. Elle est non seulement la créatrice des dernières pièces métalliques en franc, mais aussi celle de la face nationale des premières pièces luxembourgeoises en euro. De plus, Yvette Gastauer est originaire du sud du pays et a donc une affinité toute particulière pour le thème l'industrie du fer.
Pour faire pénétrer davantage le souvenir du franc et de son époque, des exemplaires en miniature du monument du «Feiersteppler» sont en vente auprès de l'artiste. Ce sont des répliques précises du monument que nous venons de dévoiler et dont vous trouvez ici un spécimen.
La finalité du monument
Le Feiersteppler de 1924 est non seulement le symbole de la richesse d'antan de notre pays, mais sa naissance est aussi le témoin d'une époque mouvementée de notre histoire monétaire. C'est la raison pour laquelle la Banque centrale du Luxembourg a cru opportun de lui ériger un monument pour que ce symbole et à travers lui le franc luxembourgeois lui-même reste vivant dans la mémoire collective. Pour nous qui avons vécu avec le franc, celui-ci est et restera une réalité, même si nous nous servons maintenant avec de plus en plus d'aisance de l'euro. Les générations futures qui auront grandi avec l'euro, ne connaîtront le franc que comme un fait de l'histoire, comme une abstraction ancestrale, dont les récits de leurs parents ou les livres d'histoire ne pourront plus faire revivre la réalité tangible.
Que le monument inauguré aujourd'hui serve à assurer le souvenir d'un grand chapitre de notre histoire.
BIBLIOGRAPHIE
1) Hôtes de Colpach, catalogue d'exposition. Centre National de Littérature, Mersch, 1997
2) Prifix monnaies, catalogue illustré des monnaies luxembourgeoises. Romain Probst. Luxembourg, 1998
3) Le Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 1970
4) Luxemburger Wort, 2 mars 2002, Als der «Feiersteppler» in Düdelingen Modell stand, par ph (Pia Hansel)
5) Avis du Conseil d'Etat sur la loi du 29 décembre 1900 concernant le remplacement de la monnaie de bronze par de la monnaie de nickel
6) Chambre de commerce: Rapport général sur la situation de l'industrie et du commerce pendant l'année 1923
7) Chambre de commerce: Rapport général sur le situation de l'industrie et du commerce pendant l'année 1924
8) Arrêté grand-ducal du 2 août 1924 concernant l'émission d'une monnaie divisionnaire en nickel